Circularité rythmique et unité organique dans le chant de Maud Robart
LE TEXTE ITALIEN, ORIGINAL A ÉTÉ PUBLIÉ DANS « BIBLIOTECA TEATRALE », ROMA, BULZONI EDITORE, N. 77, JANVIER-MARS 2006. LA TRADUCTION FRANÇAISE A ÉTÉ RÉALISÉE SOUS LA SUPERVISION DE LUISA TINTI.
PARTIE I
Angelo Tripodo, à partir de votre expérience d’artiste, de percussionniste et de pédagogue, que voyez-vous d’essentiel dans l’approche du chant rituel afro-haïtien introduite par Maud Robart et en quoi cela donne t-il une signification particulière à son travail artistique et pédagogique dans le contexte de la culture moderne ?
Maud Robart, à travers son approche du chant traditionnel, donne à ses élèves la possibilité de percevoir le rapport entre le rythme et la mélodie, en y réintégrant l’unité organique dans la dimension spatio-temporelle de l’expérience. Je considère comme essentiel dans cette approche, l’opportunité qu’elle offre d’expérimenter que la séparation entre le rythme et la mélodie, dans la conception musicale de l’Occident, est artificielle.
Dans la culture courante, en effet, le rythme est entendu comme un balayage en ligne de pulsations régulières dans le temps.
D’après la représentation (fig. a) d’un segment (mesure/bit de 4 mouvements) de cette ligne hypothétiquement infinie, on en déduit une conception qui encourage la dimension du voyage, du déplacement d’un lieu à l’autre de l’esprit, accordant une grande attention au point de départ et à celui d’arrivée. Une intention en somme très utile tant qu’elle sert à sortir l’art musical de dangereux cercles vicieux, répétitifs et auto référentiels.
Du point de vue de mon expérience d’artiste musicien et d’éducateur, si cette conception d’un coté peut certes aider à ordonner les choses et permet de fixer sur le papier les phrases musicales, de l’autre côté elle contribue malheureusement à créer une culture qui ignore la valeur des cercles récurrents propres aux musiques traditionnelles (riff – pédales – obstinés etc.) en les reléguant dans le cadre de la répétitivité statique. La méconnaissance, dans la musique, du pouvoir génératif de la récurrence est, d’après moi, dans une large mesure imputable à ce fossé creusé entre rythme et mélodie. Cette séparation transforme le rythme en une grille de référence, extérieure à la musique, superposable à la partition, de façon analogue à l’utilisation du réseau des méridiens et des parallèles dans les cartes géographiques.
Le temps, devient ainsi et toujours plus une donnée théorique, qui n’est plus nécessairement ancrée dans l’expérience de jouer. Ainsi, l’espace entre les points (les scansions) a fini par disparaître presque complètement de la grille de référence (le rythme) ; et paradoxalement, ces points qui ne font plus partie de la musique, sont restés, aujourd’hui, le seul élément complètement empirique du rythme.
Le travail de Maud Robart permet à l’élève de remplir par lui-même (au moyen de la respiration, de mouvements du corps, de sons) ce qui, dans la culture courante de type occidental, est devenu interruption vide. Dans cette conception, le temps appréhendé comme grille de référence finit, en effet, par acquérir une fonction de mesure et de contrôle qui interfère avec la vitalité de la mélodie.
Quand Maud Robart propose un chant, elle met l’accent sur son articulation intérieure et elle utilise la suspension pour retrouver, consciemment, la dynamique organique du mouvement. Cette dynamique, en même temps qu’elle l’engendre, permet aussi de comprendre l’équilibre mutant et précis entre la mélodie et le rythme, l’espace et le temps (c’est cela peut-être que Maud appelle « l’âme du chant », il faudra le lui demander).
Nous découvrons de cette façon une précision qui naît dans l’apprentissage de l’écoute de notre rythme intérieur et de sa relation avec toutes les articulations du chant, en restant rigoureusement « dans le rythme », sans la nécessité d’une pulsation extérieure de référence. La scansion se transforme en un flux, en une zone d’équilibre dynamique, où s’expérimente cette danse créative entre particules et vagues, qui a si longtemps occupée, et qui occupe encore, les esprits de scientifiques et d’artistes modernes.
L’importance de ce travail, dans le cadre de la culture moderne réside, selon moi, dans cette possibilité qu’il nous donne de découvrir et d’actualiser la connaissance sous jacente au principe de répétition caractéristique de toute musique traditionnelle. La recherche de Maud Robart, à mon avis, détruit le lieu commun suivant lequel la circularité est seulement accueillante, maternelle ; ou bien encore utile, quand elle fonctionne, pour aider à retrouver les valeurs ancestrales liées à une instinctivité primordiale. Cette conception, en ne reconnaissant pas à la notion de circularité les capacités dynamiques, qu’elle n’attribut exclusivement qu’à la pensée logico-rationnelle, la relègue ainsi dans le ghetto de l’auto-référenciation.
Le point nodal qui permet de faire le saut de qualité – de la pure répétitivité à la conscience de la valeur générative et dynamique de la récursivité – est précisément dans le déplacement, ce mouvement presque imperceptible, qui porte l’accent en dehors du point d’appui (le battement), un peu avant, un peu après, là où le mouvement a débuté. Il s’agit de se mouvoir au moyen de cette unique manière que la Nature nous a donnée pour durer dans le temps, et qui est cette alternance entre la tension et le relâchement. Ce ne sont pas des cercles fermés mais des cercles récursifs multiples qui se relayent et qui se stimulent les uns les autres produisant des ondes complexes plus ou moins arquées et des lieux de suspension faits de calme momentané ou de déséquilibre et de relance. Le mouvement est complexe et multidirectionnel, dans l’espace et dans le temps et ainsi il n’est plus un déplacement linéaire inexorable d’un avant à un après, d’un début à une fin, d’un passé à un futur.
En essayant de reproduire l’image de notre segment initial, nous pouvons le transformer de cette façon : de la fig. a1 à la fig. b.
À qui pourrait objecter que suivant le dessin (a) on va quelque part, alors qu’en suivant le schéma (b) on reste toujours au même endroit, je réponds :
Le premier déplacement nous indique un voyage, certes, mais il ne nous dit rien à propos de celui qui voyage et avec quelle énergie. Le second nous indique, en fait, comment nous mettre en mouvement et comment trouver l’énergie pour le faire. Il nous parle donc de possibilités concrètes de se mettre en voyage.
Nous serons probablement en mesure de comprendre vraiment le premier schéma, seulement quand nous aurons compris comment fonctionne le second, ou mieux, le second schéma pourra nous aider à comprendre ce qui se passe dans chacun des infinis points du premier.
PARTIE II
Vous avez plusieurs fois observé le travail de Maud Robart, qu’aimeriez-vous spontanément exprimer concernant vos impressions personnelles ?
Avant tout je parlerais de la relation avec le lieu. La première fois que Maud m’a invité à assister à son travail, j’ai été accueilli par un silence lumineux et attentif. Il n’y avait eu aucune violation, aucun bouleversement, tout était différent, mais, en même temps, rien n’était changé dans un espace que je connaissais bien. La première sensation était celle d’une restitution, comme si le travail que Maud avait conduit les jours précédents, avait rendu perceptible la structure de ce lieu-là , le rapport existant entre les murs, le sol, le toit, les objets se trouvant là-dedans et l’air qui le remplissait. Nous pouvions saisir une chose très rare pour moi et précieuse aussi : c’était possible d’écouter le silence. Les corps, les mouvements, les voix et les chants ont donc commencé à laisser des traces d’images et de sons qui du silence émergeaient et dans le silence s’écoulaient et aidaient encore plus à percevoir le son, comme cela se passe lorsqu’un arbre ou un navire le long de la ligne d’horizon, mettent en évidence, par contraste, la profondeur.
«Écouter le silence» ?
Comme je l’ai déjà dit, la chose fondamentale a été que le silence existait, parce qu’il était concrètement perceptible. Il n’était pas absence de son. Il était le son de ce lieu, en ce moment, avec ces personnes là-dedans. Partout, soit dans la nature, soit à l’intérieur d’édifices construits par l’homme, si un groupe d’êtres vivants réussit à être vraiment ensemble, sans remplir tout de suite l’espace avec des sons, il se crée une tension génératrice qui permet d’écouter le son du silence. Il suffit, ainsi, de s’arrêter encore un peu pour comprendre comment cette tension, frémissante d’attention et calme en même temps, est elle-même le silence : de cet espace, dans ce moment, avec ces personnes ensemble. Il me semble que Maud Robart, chaque fois, construit avec ses élèves ce silence actif et de lui, elle fait émerger le mouvement et le chant, communiquant, du début, à celle ou à celui qui travaille avec elle, comment chaque acte créateur naît en ces lieux d’où la perception, de nous-mêmes et du monde, l’image que nous en avons et le souvenir se fondent.
L’espace est donc très important pour un musicien ?
L’espace est le lieu physique et mental à la fois dans lequel l’action de jouer se passe. Le musicien, compositeur, improvisateur, exécutant, doit apprendre à le percevoir, l’imaginer, le mesurer, le vider ou le remplir s’il est nécessaire, d’impressions, d’êtres vivants, d’objets, etc. Prendre conscience d’être dans un « lieu » rend concrète l’expérience de jouer et permet de percevoir le temps de manière tout aussi concrète, comme une relation entre le mouvement et l’espace.
En quels termes parleriez-vous de ce travail à un musicien de formation « classique » ?
Je lui parlerais, d’abord, de tout ce que je viens de dire ; j'essaierais ensuite de lui expliquer comment le travail de Maud Robart, en plaçant une relation claire et indissociable entre mouvement et son, donne la possibilité d’expérimenter une façon d’être dans la musique qui reconstitue le caractère concret de l’action de jouer et donne structures et territoires tangibles au processus créatif, remettant en communication l’imagination et l’acte.
Pensez-vous que cette recherche puisse être effectivement utile au travail des artistes, musiciens et chercheurs formés dans la culture moderne ?
Maud bouge et chante donnant vie à toute une série continue d’ondes circulaires, répétitives, génératives. Elle emploie la syncope pour faire naître le son, non pas pour le fragmenter. La suspension qui en dérive ne produit pas une interruption du mouvement, au contraire, devient point nodal, centre de catalyse de nouvelles articulations mélodiques. Comme musicien, j’ai donc une façon d’assister à un travail qui mène à un rapport organique avec le rythme, car, en déplaçant l’attention sur l’intérieur de la phrase rythmique-mélodique, il donne la possibilité de rester dans le « tempo » sans avoir nécessairement besoin d’une référence extérieure.
Selon moi l’utilité fondamentale du travail de Maud Robart se situe dans cette possibilité qu’elle offre d’expérimenter la fonction génératrice de toute une série continue de cycles récursifs.
Reconstruire l’unité mental-corps devient une expérience concrète, fondée sur une tradition ancienne, rigoureuse, exempte des dangers de tout romantisme et d’exotisme à la mode.
Quelle différence immédiate voyez-vous entre « l’esprit du rythme » propre à cette approche du chant rituel afro-haïtien et la conception courante du rythme perceptible dans la musique en Occident ?
Ayant perçu et construit ensemble le son du silence, à ce moment-là c’est possible d’écouter le moindre geste, non pas que ce geste ait en lui-même une sonorité, mais en tant qu’il change le mouvement du silence.
Le vrai rythme naît comme tangible déplacement dans le temps à l’intérieur d’un espace vivant. Créer une grille des pulsations régulières peut encore s’avérer utile si nous gardons le besoin de mesurer, de vérifier, mais il ne sert pas à engendrer le chant.
Maud Robart crée chaque fois un parcours qui semble déjà exister dans le silence, comme font les artistes orientaux qui cherchent dans une feuille blanche le dessin. Le secret est dans le déplacement qui mène continuellement l’énergie hors du centre et engendre une danse qui presque jamais ne pose les accents sur les points d’appui et trouve son équilibre seulement dans le mouvement.
La différence, donc, avec la conception courante du rythme en Occident, réside dans le fait que chez Maud Robart le chant vit de son propre rythme intérieur, celui qui naît de l’articulation de la phrase mélodique en relation avec le mouvement, sans aucun besoin de se référer à une grille de référence extérieure à lui-même.
En regardant Maud Robart chanter, sur quels éléments spécifiques s’appuient vos observations pour décrire la relation concrète entre le son et le mouvement ?
Parler de cette relation dans le travail de Maud Robart équivaut à parler encore de sa façon de percevoir le rythme.
J’ai vu Maud Robart commencer presque toujours par de petits mouvements des pieds et du bassin qui vont en se propageant dans les épaules et jusque dans la colonne vertébrale. Il s’agit d’un seul mouvement complexe presque imperceptible et toujours contre-latéral, engendré par le déplacement du poids sur le pied droit ou sur le pied gauche.
Lorsque le pied droit se lève légèrement et que le pied gauche supporte tout le poids, j’ai l’impression qu’il se libère une impulsion qui meut la hanche gauche et, en rebondissant sur celle-ci, traverse le tronc pour sortir par l’épaule droite qui se soulève légèrement. Si c’est le pied gauche qui se soulève, l’impulsion meut la hanche droite et sort par l’épaule gauche.
Je crois que l’essence et le nœud de la science et de la conscience profonde de la syncope dans le chant de Maud Robart semble naître de ce « flux croisé » qui dispose le corps à percevoir, le rend prêt pour l’action et la réaction. C’est un rythme dont la syncope ne peut être une interruption, mais « lieu » du déséquilibre qui génère l’équilibre dynamique du mouvement sans jamais bloquer l’action sur des points d’appui physiques et mentaux (par exemple « le battement »).
Qu’est ce que cela a signifié pour vous « observer », être témoin ?
Je suis arrivé dans l’espace de travail déjà plein de toutes les histoires merveilleuses que me décrivaient les membres d’un groupe de stagiaires réguliers de Maud Robart. J’étais d’un côté un peu craintif de ne pas réussir à garder une écoute attentive et discrète et de l’autre côté un peu sur la défensive par rapport à la grande rigueur des formes qui était demandée, même à nous les témoins (nous devions être comme les autres : les pieds nus et habillés en blanc). Cela a été une expérience extraordinaire et, presque tout de suite, ont disparus soit la gêne soit les défenses.
Quand Maud Robart travaille avec ses élèves, ou tu te sens participant, ou tu te retrouves automatiquement dehors. J’ai, petit à petit, éprouvé un fort sentiment d’empathie avec tous, mais ce dont je me rappelle avec plus de clarté a été la générosité et la fatigue d’une belle femme en blanc qui, en se mettant en jeu sans arrêt, essayait d’appeler dans un monde nouveau et plein de mystères des jeunes dans un certain sens encore inaptes, mais dont le corps et le mental étaient désireux et attentifs.
Quelle a été votre relation avec les stagiaires en train de travailler dans ce moment ?
J’ai éprouvé la joie du partage et en même temps de la mélancolie envers un groupe d’hommes et de femmes qui me semblaient, dans ce moment, intrépides, car seuls dans l’univers, mais aussi un peu égarés.
Comment parleriez-vous du lien entre les participants ?
Comme des participants à un voyage, j’ai ressenti qu’il existait entre eux une forte solidarité, née d’une grande confiance en un guide véritable, mais aussi source de doutes, de questions et de réponses, de plusieurs réponses…
Angelo Tripodo*
* Musicien et éducateur, Angelo Tripodo aujourd'hui décédé, a fait partie de l’ensemble Giovanni Renzo Trio. Pour l’Association La Ragnatela de Messina, il a dirigé le laboratoire pour personnes ayant un handicap Son et Rythme, association qui a à son actif la collaboration de Paolo Fresu, Alessandra Giura Longo et d’autres musiciens aussi intéressés par la pratique de l’improvisation créative. Avec Giovanna La Maestra, il a travaillé pour la réalisation de performances et de laboratoires théâtraux et musicaux. Il a été plusieurs fois témoin du travail de Maud Robart à Messina dans l’espace de l’Association.