Salutation
Une expérience singulière
Par Thibaut Garçon*
Ce jour-là, la préparation physique s’achève. Debout, immobile, j’ai la sensation d’une spirale d’air qui tournoie silencieusement dans la salle. Ce n’est pas la première fois que cette impression apparaît simultanément à l’entour et dans mon corps : c’est quelque chose de subtil et mystérieux, ça flotte et ça vrille imperceptiblement en moi, ça semble m’inviter à me fondre dans ce tourbillon. Est-ce le fruit de mon imagination ? Un phénomène énergétique concret ? Émanant d’où ?
C'est alors qu'endormie au plus profond de moi, Salutation se réveille. Salutation m’appelle !
J’en esquisse les premiers pas et peu à peu, les principes fondamentaux qui donnent vie à ce mouvement s’actualisent dans mon corps.
Après les exercices préliminaires, les participants partent se changer. Seuls, Maud et moi sommes encore là. Le calme, l'espace vide me permettent de stabiliser le rythme de mes rotations, du moins un court moment, car les stagiaires reviennent vite dans la salle pour essuyer les gouttes de sueur qui jonchent le sol. Ils pratiquent ce geste avec une grande attention à l’égard de ce que je suis en train de faire. Malgré cela, je me sens comme un cerf-volant à la merci du vent et mon mouvement perd de sa régularité. La danse périlleuse, entre le passage zigzagant des serpillières et les tours que j’essaye de stabiliser, m’apparaît ludique et je souris.
A la suite de ce remue-ménage, le sol reste encore humide ce qui ne permet pas à mes pieds de glisser comme ils le devraient et mon corps virevoltant cahote. Il cahote, toujours dans l’orbite silencieuse de cette spirale flottante, car elle n'a jamais cessé de vriller, me ramenant constamment dans la justesse du mouvement.
Le sol une fois sec, mes pieds recommencent à glisser, mon corps retrouve toute sa fluidité.
Salutation se déploie.
Puisque tout est en place, Maud Robart propose aux participants de revenir, les fait asseoir discrètement à l’autre bout de la salle et invite l’un d’eux à me rejoindre, bien qu’il n’ait encore jamais vu ni pratiqué Salutation. Il s’approche avec une telle délicatesse qu’un calme plus grand se répand en moi. La présence persistante de ce tourbillon devient prégnance vivace.
Là, Maud Robart commence à chanter !
Lorsque le chant s’affirme dans l’espace, ma perception s’adapte, elle oscille entre l’onde du mouvement, l’écoute du chant, des silences… Peu à peu, le rythme, la pulsation, les vagues de sons émises par la voix de Maud incitent mes pas et mon corps à vriller plus précisément. Ma colonne s’assouplit, frémit et laisse passer une énergie qui circule au-delà de moi-même. À partir de ce moment, mon attention est inéluctablement attirée vers le point de convergence entre toutes choses devenues vibrantes. Et mon être glisse au centre même du tourbillon, dans cet unique lieu où il puisse reposer.
Le mouvement opère maintenant par lui-même.
Des sensations plus fines affleurent à ma conscience. La voix de Maud semble à présent entrer par le bas de ma colonne, véritable petite explosion dans mon sacrum dont l’écho se faufile et remonte de vertèbre en vertèbre, jouant avec elles, avant de s’enfuir espiègle par ma fontanelle vers des espaces imperceptibles de silence que mes sens pénètrent à chaque nouvelle rotation. Certains de ces silences m’ouvrent à un tel abandon que mon corps, de lui-même, s’incline dans la salutation, certains font surgir de ma mémoire sensible tous les autres lieux où ce mouvement m’a déjà habité. Certains de ces silences, ensemencent mon cœur d’une manière subtile, certains me donnent une vaste impression de paix, d’autres encore portent mon âme face au vide… Mais le cycle impératif des pulsations me revient par le bas, propulse à nouveau ma colonne vertébrale dans une spirale verticale, me défie et emporte mes pieds à la limite de la chute, je tombe sans tout à fait tomber, toujours un peu plus grisé du danger à chaque fois.
À présent, je suis à la fois témoin et agent de la rencontre entre un mouvement organique et une voix. Le geste volontaire m’a abandonné, mon corps trouve sa route à l’intérieur même de la joie du chant. De bons petits rires traversent au même instant le chant de Maud et l’élan de mon mouvement en une seule onde capable de lier et faucher ces deux réalités.
Un flux de vie, sans fond, sans nom, se répand dans mon être.
J’observe simplement ce qui s’accomplit, attentif à ce que rien ne s’abîme afin de demeurer dans ce modèle originel.
Salutation est devenue épouse du chant. Ils tournoient ensemble de vagues en spirales, de rires en prières, charnels et sacrés, deux serpents dans ce grand tourbillon.
* Thibaut Garçon a rencontré l’enseignement de Maud Robart en 1999. Depuis, il a contribué au développement des axes prioritaires de cette pratique exploratoire. L’expérience racontée ici s'est déroulée en octobre 2014, au Théâtre Balagan (São-Paulo, Brésil). Là, Thibaut Garçon maintenait une pratique individuelle et assidue de Salutation.
Salutation est une structure en mouvement : dressé dans sa verticalité, le salueur en tournant rythmiquement sur soi-même, explore les effets complexes du flux dynamique ainsi généré. Chaque tour exécuté vers la droite est suivi d’un tour vers la gauche, en une succession de spirales alternées. Voir ici, à ce propos, le texte de Cristina Baruffi, L’Odyssée Salutation.
** Instrument pédagogique, enchaînement de mouvements précis, visant à favoriser l’unité du corps et de l’esprit dans la pratique de Maud Robart.