Racine sans bout
Sans avant ni après au-dessus du temps à travers les cycles les siècles et les âges
Ce texte témoigne des principaux aspects de la recherche pratique, dans le champ des racines rituelles de l’art, entreprise par Maud Robart depuis de longues années, avec des participants de nationalités et de disciplines diverses. Il va de soi qu'à l'arrière-plan de cette démarche exploratoire, qui se veut globale, se profile un enjeu: est-il possible de rétablir au cœur même du sujet agissant, un dialogue fécond entre les valeurs de la modernité et les données de la tradition, au-delà de tout ce qui interdit leur concorde? L'exposé suivant dessine aussi les contours de la méthodologie et des moyens d’investigation appropriés à cette problématique.
La culture contemporaine étant basée sur l’écrit et les avancées technologiques de plus en plus sophistiquées, il est devenu possible de confondre information avec connaissance, communication avec transmission. Aujourd’hui on n’expérimente plus directement, on click. Cette virtualité, qui s’introduit dans tous les domaines de la vie, renforce l’opposition de la nature et de l’homme et rend caduque le rôle moteur de ce dernier comme passeur de valeurs, savoirs, expériences, de telle sorte qu’il n’existe quasiment plus de ressources pour comprendre de l’intérieur, les formes artistiques de tradition orale.
Ainsi est-il devenu difficile de penser aujourd’hui la question de l’art rituel en termes d’oralité pure, comme de trouver des moyens concrets pour pallier cette absence.
La pertinence de la recherche de Robart réside en cela : l’entrecroisement, sur un mode laïque, d’un corpus d’outils extrait de l'ethnodrame vaudou afro-haïtien – dont l'impact sur le corps-cœur-esprit constitue la spécificité – et d'une voie d’application non statique qui en est la condition d’approche expérientielle.
La portée de cette transposition, dans le contexte actuel, ne sera pas la mise à jour d’un ensemble de techniques fossiles, détournées de leur dessein premier à des fins de consommation. Au contraire, activer le lien avec l’ordre vivant auquel ces outils se rattachent, est l'exigence à réaliser pour permettre de remonter à la structure des phénomènes – signes du vécu humain spécifique qui y correspond. Evoquer ici "l'identité de l'art et de la Vie" n'est pas un slogan vide. Cette notion devient une réalité qu'on peut interroger en l'éprouvant et saisir vraiment de quoi il s'agit. En effet, la pratique artistique rigoureuse d'éléments – appartenant originairement au seul registre de l'oral – détermine pour le chercheur le terrain de l’action et du questionnement à part entière qu’elle englobe. Ces "savoir-faire" ancestraux attestent un modèle de créativité dans lequel a fortiori l’art servait d’instrument de connaissance.
Dans l’optique de cette praxis, la connaissance est prise dans son sens le plus originel, le corps et le mental sont intégrés, le savoir objectif ne s’oppose pas à l’être. L’éveil des sens et la perception brute en sont, avec les énergies de la vie, la source la plus immédiate.
Et chemin faisant, par-delà la dimension esthétique, la recherche relève le défi dans ses séminaires d'accueillir des visions et des sensibilités plurielles, porteuses d’interrogations sur l'homme, communes aux sphères du créatif, du religieux et du scientifique…
Les moyens pratiques
Le corpus initial se compose de chants et marches dansées, de structures d'action collective, de sonorités vocales répétitives, de fragments parlés en langage archaïque… Dans la durée, l'intégration d'autres composants se constate à la faveur de tout besoin de maturation ou par l'émergence inattendue d'évènements spécifiques.
Il ressort, après plusieurs années, que les outils majeurs de cette exploration sont bien les chants reliés au rite Rada et les systèmes de mouvements qui leur sont intrinsèquement rattachés. Induits spontanément par le chant lui-même, ces mouvements sont la manifestation de l’énergie interne qui conduit à la fois la dynamique du chant et les impulsions du chanteur.
La qualité euristique de ces instruments est avérée. Ils sont là pour donner, à qui veut s’y cogner, la possibilité d’entreprendre l’investigation qu’ils suscitent sur plusieurs niveaux et développer les compétences appropriées à cet usage. Ce processus vécu – dans lequel apprentissage, création, transmission fusionnent – est le chemin pour être transporté vers leur profondeur. La pérennité jusqu’à nos jours de ces techniques rituelles dans les cultures africaines et caribéennes, prouve leur efficience sur le corps-cœur-esprit de ceux qui y ont accès.
Émergence de nouveaux instruments
Pourtant ce répertoire n’est pas figé car la nature des moyens qui le constituent est de feu. Dans le jeu d'interactions complexes inhérentes au contexte dans lequel il s’inscrit, un potentiel latent peut s'exprimer, sorte de manifestation de l'énergie en recherche de sa forme propre. Quand cela survient, ces phénomènes sont canalisés, et les nouvelles structures actives qui en découlent, incorporées au programme, parce qu’elles révèlent après évaluation toutes les qualités d’un instrument traditionnel qui existe, lui, depuis la nuit des temps.Corrélation entre éléments de traditions différentes
Comme pourrait le dire Claude Lévi-Strauss, c’est précisément parce que la culture haïtienne est déjà le fruit d’un syncrétisme réussi qu’elle peut offrir un terrain privilégié pour l’expression de ces organisations naissantes, citées plus haut. Pour les mêmes raisons, l’attention de Robart se tourne aussi vers la corrélation féconde entre différentes disciplines traditionnelles.Ainsi, ponctuellement, des apports extérieurs peuvent être associés au corpus d’outils principaux: fragments de textes antiques d’origines diverses, exercices psychophysiques du yoga ou autres sources de sagesse ancienne, qui se réfèrent au corps comme une entité de relation, en échange continuel avec le monde; il peut s’agir encore de quelques principes simples d’éducation somatique. Ces emprunts n’ont rien d’éclectique, de fortuit. Ils servent à complexifier une action, à corroborer des découvertes en renseignant par exemple sur la corrélation de certains faits vécus; ils concourent à optimiser les méta-compétences, essentielles à l'éveil d’une conscience interne subtile du corps-esprit.
Une mise en relation éclairée, sobre, de modèles qu’on ne devrait avoir aucune difficulté à considérer comme patrimoine de l’humanité, correspond en même temps à la possibilité de ressentir l’unité sous-jacente à bien des formes enracinées dans le système traditionnel.
Les unités de recherches
Au fil des ans, le travail poursuivi avec un noyau de participants réguliers et la création d’unités de recherche, ont permis d’aller vers des micros structures d’expérimentation, d’entrouvrir de nouvelles pistes d'exploration, de pénétrer plus profondément dans la particularité de certains éléments de la pratique. Chacune de ces unités a un nom et une mission précise.
À titre d’exemples
La marche qui te danse. Comme acte-pulsion originaire pour avancer debout, la marche fait partie des traits spécifiques qui définissent l'humain. Elle cadence depuis toujours toutes ses évolutions, ses activités quotidiennes, ses orientations, ses moindres émois. Elle se glisse dans la sphère de l'expression artistique des peuples traditionnels avec des caractéristiques communes : bilatéralité du mouvement, systèmes de pas symétriques, simples, répétables, association des mouvements et de la voix, … Sur le registre de l'art rituel: déambulations, pèlerinages, danses... s'élancent vers d'autres trajectoires possibles de la destinée humaine. L'unité, La marche qui te danse, explore cette action fondatrice à travers divers types de marches, des plus naturelles et archétypales aux plus codifiées: marches chantées, danses marchées, et autres schémas actifs de pas rythmiques. Sur un arrière fond de silence, le principe intégrateur de répétition, opère. Dans l'apparente monotonie de motifs rythmiques – qui ont été isolés des danses du vaudou – un processus de transformation prend corps, portant vers la découverte que toute forme découle du fond vivant qui l'anime.
Le Corps Écoutant se réalise avec la collaboration d’un spécialiste de yoga qui connaît aussi, de l'intérieur, cette pratique. Dans ces deux disciplines, un ensemble de moyens – en apparence bien différents : le vaudou avec ses techniques en mouvement et le hatha yoga qui édifie ses positions stables – entraîne la création d’une sensibilité donnant accès à un autre mode d’être. Dans cette unité, les positions complexes du yoga ne sont pas choisies ; il s’agit plutôt de rechercher, à travers les éléments méthodologiques les plus simples, la reliance avec la vie subtile du corps. L’attention portée à ce qui est simple et frémissant en nous, favorise l’éveil du « corps écoutant ».
Sonorythmies. Le pouvoir du rythme est l'élément remarquable de la musique africaine. En Haïti aussi, les tambours cérémoniels sont élevés au rang de divinités. Les chants afro-haïtiens réalisent leur nature intégrale par l'action combinée de la mélodie et du rythme. Dans le travail de Robart, on chante a capella. Pour les stagiaires d'une autre culture, il n'est pas toujours aisé de capter, en l'absence de percussion immédiate, la structure rythmique qui permet au chant de se tenir debout. En dépit du charme sublime de la mélodie, sans cette architecture, tout se dilue dans une interprétation édulcorée, réduisant le chant à une gentille et molle chansonnette créole. Les sonorythmies sont une suite de syllabes chantantes, rythmées. Elles s'inspirent des unités de base qui structurent le système combinatoire des rythmes dans les rituels d’origine. Par ce moyen, qui tient l'aspect mélodique en retrait, elles font appel à l’aptitude innée à jouer vocalement avec des petites cellules élémentaires de sons répétitifs et à les enchaîner. Le participant gagne en autonomie. Il apprend, par ce détour, à reconnaître et à se relier en confiance à la force pulsative du chant, en concert avec le tout.
La Salutation explore les effets complexes d'un mouvement dynamique, généré par une suite continue de spirales, reprises à gauche et à droite de façon symétrique. La manifestation de ce flux d'énergie s'ordonne autour d'un motif clair d'ordre simultanément rythmique, mental, affectif, biosémiotique. En intensifiant le sentiment de participer aux lois éternelles du rythme, de la vibration, de l'harmonie, cette structure spiralée nous replace, par une mystérieuse alchimie, dans notre paix intérieure, reflet de la Grande Paix qui remplit le cosmos.
La mesure des mots côtoie la sphère de l'inexprimable. Elle donne justement l’occasion, aux personnes engagées, d’interroger à l'écrit la trace que l’expérience vécue a déposée en elles. De par sa nature, cette expérience reste impossible à formuler dans son intégralité. Prendre la mesure des mots pour parvenir à restituer ne serait-ce qu’une résonance de ce champ d’action, tel est le défi intellectuel et humain que les participants de cette unité acceptent de relever.
La technicité de l’approche
L’ensemble de l’exposé laisse entrevoir que cette recherche se fonde sur un facteur commun à tous les êtres humains, le rapport intime de chacun avec la Vie. Les registres supérieurs de la Vie peuvent s'ouvrir à tous. Pour répondre à cette sollicitation aucun savoir n’est demandé. Être présent, faire face aux faits sans affabuler, ressentir, cela suffit : tout dans l’action s’accomplit à travers l’écoute intuitive.
Guidé par une attention désintéressée, ce mouvement vers un état de présence libre de conditionnements, qu’on pourrait nommer: « devenir l’écoutant que tu es déjà », traverse toutes les échelles de la pratique. Le chant, de même que la réception du rythme et des vibrations, ainsi que l’entrée en relation, n’existent pas sans écoute, le secret de la « participation » réside dans ce processus d’ouverture qu’est l’écoute.
Le vrai écoutant entre dans une attitude réceptive et découvre, dans l’intensité du silence, cet état de perception globale dans lequel tous les sens fusionnent. Il peut alors s’avancer dans cette investigation ouverte sur l’inconnu, touchant peut-être ces rivages expérientiels que la phénoménologie apprécierait d'explorer en situation.
La nature inclusive et non violente de l’écoute dévoile une pédagogie très fine : en cela consiste la technicité de l’approche.
Et pourtant, cette affirmation ne doit pas laisser croire qu’il existe une technique spécifique pour devenir écoutant. C’est seulement en écoutant qu’on devient écoutant.
Perspectives
Cette praxis invite des chercheurs indépendants, de toutes disciplines, à franchir le pas menant au-delà des techniques et des méthodes instituées, en amont du plan mental-verbal, afin de préserver un espace décloisonné, dédié à l’accueil de ce je-ne-sais-quoi qui peut naître de cette conjonction. Pour respecter l'intégrité de la recherche, le moteur de l’effort créateur est donc une prise de risque libre de toute attente de résultat. Le sens en arrière-plan de cette proposition, appelant aux capacités interactionelles, est la pédagogie de la rencontre elle-même.
Cette invitation tire, sa force d’une volonté de laisser émerger tous les potentiels de la situation, en prenant le temps nécessaire.
De tels éléments artistiques servent de supports appropriés à l’éveil des dimensions subtiles des sens et de l’être dans un vibrant présent, scellant la cohérence du penser et de l’action. C’est pourquoi on peut faire l’hypothèse que les conditions réunies ici, passerelles tendues vers l’au-delà des disciplines, se prêtent à l’exercice d’un tel rassemblement et sont propices à la fusion efficiente – et sans confusion des plans – des différences, par le jeu même des phénomènes de résonance analogique, imprévisibles, qu’elles sont susceptibles de mettre en œuvre.
Cette recherche traduit l’aspiration à s’approcher d’une « vérité bien ronde » non pas dans le but de vouloir la démontrer mais plutôt de la ressentir comme une intuition nourrissante, apte à nous ramener – soit par conversion douce soit par la surprise d’un « flash expérientiel » – dans la simplicité originelle.
Présenté par Maud Robart