Mystère de la Gratuité

Quelle est donc cette prière qui s’élève vers les étoiles? Quel est ce chant lancé comme une offrande à l’immensité écoutante? Qui est ce danseur qui danse royalement, tel celui qui se fout de tout?

- Son être s’exprime sans pourquoi, nous murmure la rose de Silésius.

Secret traversant la prière et le chant, ainsi s’incarne la Beauté. Instant libre de toute attente, le corps-esprit s’ouvre, les mots s’estompent, le dérisoire s’évanouit. Le réel dépouillé de toute grille, là, règne le silence. Entre le plus profond et le plus élevé, notre conscience s’étend et notre âme contemple.

Thibaut Garçon


La dignité du danseur

Par la voie des chants et du yanvalou afro-haïtiens, Maud Robart guide la personne vers une expérience directe, holistique et profonde. Elle enseigne de telle manière que ni les danses ni les chants ne sont objectivés ou dépersonnalisés, dans le sens d'être séparés du sujet agissant. Inversement quand ils sont regardés sous l'angle de leur apparence extérieure ou captés seulement sur le plan mental, ces éléments objectivés ont alors besoin d'une explication rationnelle ou technique pour être mis en pratique.

Suivant leur nature originelle, les chants et le yanvalou se découvrent chaque fois, avec surprise, lovés dans les profondeurs de l'être humain en tant que véhicules de processus vivants. Ce phénomène réunit et transcende les individus, les temps et les cultures. Pour traverser ces niveaux d'expérience cela requiert du praticien une attitude intérieure qui consiste à devenir le canal via lequel ces processus peuvent librement fluer. Tels processus transmutent chants et danses en entités vivantes en les dotant de qualités ineffables. Dans cette situation, l'actant puise l'élan d'entrer en relation avec ces énergies, dans un jeu à la fois risqué et excitant. Par-delà leurs structures perceptibles et répétitives – codifiées justement pour les susciter et les contenir – ces entités libératrices irradient des messages aux mille significations : informations sensibles, constamment renouvelées, provenant directement de leur source : le cœur de l'homme. C'est une réalisation à laquelle l'enseignement de Maud Robart prédispose l’artiste. Cette praxis se concentre sur des actions palpables et somatiques qui exigent une attention pour les détails, de la lucidité et une sensorialité aiguisée*.

La danse yanvalou par sa troublante simplicité dévoile la noblesse intrinsèque du danseur. Une silencieuse ondulation se propage le long de sa colonne vertébrale réveillée par la cadence glissante de ses pieds sur le sol et la délicatesse de leur contact ressemble à une caresse, le début d'un baiser : un mouvement dans lequel la fusion des cœurs du danseur et de la terre se manifeste par des palpitations tendres... Plein de vie, le corps est mille flammes. Dans cette extase les yeux de l'âme s'ouvrent avec l'intuition que tout participe de ce mystère. La danse révèle aussi que le nouvel horizon de conscience qui en émane n'est pas la multitude des choses mais la relation entre elles. La concomitance du cosmos s'exprime à travers le corps ; l’intimité de l’être dansant se reconnecte à la plénitude du monde, et son ego n'est plus un orphelin égaré mais une individualité habillée de sa dignité originelle.

Pablo Jimenez

*Dans la recherche de Robart les mouvements et les chants se pratiquent sans accompagnement d’ instruments de musique.


Le pouvoir de création des petites choses

De prime abord, on peut imaginer qu'un atelier résidentiel avec Maud Robart soit exclusivement l'occasion d'aborder, avec une certaine intensité, des chants rituels du vaudou afro-haïtien.

Quel grand étonnement fut de rentrer, lors de ma première rencontre avec elle, dans une salle de travail vide. Seuls la transparence et le silence l’habitaient. Et, comme résonnait juste le petit bouquet de lavande posé sur la fenêtre, dans l’intention d’éloigner les mouches!

Un atelier en immersion avec Robart est une expérience complexe, dans laquelle l’extraordinaire des chants fusionne avec l’ordinaire de la vie quotidienne. Là, les moindres petites choses ont une majesté, nettoyer, manger, rêver, écouter les oiseaux…

Accomplir ces petits riens, en toute conscience, éclaire les objectifs, l’éthique de cette recherche, et réclame à chaque moment la présence intégrale du participant. Alors, toute la cohérence, la grâce et la densité de cette approche se dévoilent.

Les conditions extérieures objectives, librement accueillies, nourrissent la disposition intérieure de chacun, permettant à la Vie de jaillir.

Cristina Baruffi


 

Poèmes

Flamme

Flamme si douce et pourtant si vive.

Flamme si tendre et pourtant si terrible.

Flamme si belle et pourtant si nocive.

Toute mère nature est faite d’opposés,

C’est donc suivre la vie qu’être écartelé.

 

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Rien

 Je ne désire rien,

Je ne veux rien,

Je suis rien,

Donc dans le tout,

Je suis rien, du tout,

Du tout, grâce au rien,

Et rien, grâce au tout,

Le rien est bon à tout,

L’infini du tout s’obtient alors,

Grâce au rien,

Alors,

Je suis rien.

 

Thibaut Garçon


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Et, dans le même mouvement, le vide stimule en nous le besoin d’être dans notre maison originaire – notre corps – impliquant le cœur et l’âme comme acte global.


Vers soi-même

Un chant archaïque, mémoire d’ancêtres, résonne dans l’espace. Le temps d’un atelier, qu’ils nous deviennent proches ces aïeux! En générosité, à travers la recherche de Maud Robart, un chant-silence se déploie, plein d’enseignements, comme un conte qu’on aurait toujours eu besoin d’écouter. Et dans le flot continu d’une litanie nos esprits vagabonds se taisent. Pris dans le jaillissement d’une danse spontanée, l’effervescence subtile des sens révèle un désir enfoui de liberté.

Pour celui qui a perdu la maîtrise du rythme de sa vie, la beauté sauvagement essentielle de ces chants est antidote contre les aspects nuisibles d’une société prise dans la fuite en avant de la modernité liquide. 

Née à l’Ouest, fille d’un pays en équilibre instable entre tradition et trahison, légalité et iniquité, utopie concrète et réalisme normatif, héritière d’un avenir ô combien opaque, je prends conscience qu’en renonçant à nos rêves, à notre mystère intérieur, bref à la confiance en ce que nous sommes, nous risquons d’occulter le patrimoine biologique et transculturel qui nous précède, nous relie, nous constitue.

Il est des recherches qui placent sur une voie saine, sensible. Portes d’entrée vers soi-même, elles ramènent à la conscience des questions structurantes sur le sens profond de la vie, de l’art, de l’échange, parce qu’elles s’inscrivent à la fois dans la nuit des temps et dans la dynamique de notre présent, tel qu’il est.

Cristina Baruffi


Qu’est-ce que c’est l’acte de chanter, et jusqu’où peut-il nous emmener?

Si l’acte de chanter est un appel, qu’appelle-t-on? Et pourquoi? Si Cela qui est appelé, on le nomme Dieu, le Divin, l’Infini, la Source, la Vie, le Sacré – ça n’a pas tellement d'importance. L’intérêt est dans le Jeu. Tout l’ensemble – l’appel, nous qui appelons et ce qui est appelé – surgit de façon interdépendante. Il n’y a aucune possibilité de séparer l’un de l’autre. Et pourtant, ce qu’on nomme Dieu et chacun de nous qui l’appelons, ne sont à l’identique.

Dieu nous appelle. On appelle Dieu.

On chante Dieu. Dieu nous chante.

Dieu nous joue. On joue Dieu.

Le Jeu, c’est le Chant-appel qui surgit, et s’évanouit, qui apparaît et disparaît, qui se fait et se défait – entièrement libre, et en même temps d’une nécessité absolue. Dieu nous fait. On fait Dieu. On ne peut pas autrement faire. Le Bouddhisme appelle ce Jeu l’expérience et la compréhension de la vacuité de toutes choses. Et c’est à travers lui que les réalités de chacun de nous se manifestent. Si on oublie le Jeu, on se trouve enfermé dans un monde plat, solide, sans saveur: un réel unidimensionnel, séparé de Dieu.

Cependant l’acte de chanter devient un outil de rappel du Jeu, un outil pour parler à Dieu. Et c’est ainsi que chanter devient un acte de rédemption, qui nous relie à Dieu, et Dieu à nous. C’est comme si Dieu lui-même avait le pouvoir de vivre à travers nos Chants, nous donnant la vie. Un cosmos s’aligne et se met à danser.

Eva Kreikenbaum


Salutation
Une expérience singulière

Ce jour-là, la préparation physique s’achève. Debout, immobile, j’ai la sensation d’une spirale d’air qui tournoie silencieusement dans la salle. Ce n’est pas la première fois que cette impression apparaît simultanément à l’entour et dans mon corps : c’est quelque chose de subtil et mystérieux, ça flotte et ça vrille imperceptiblement, ça semble m’inviter à me fondre dans ce tourbillon. Est-ce le fruit de mon imagination ? Un phénomène énergétique concret ? Émanant d’où ?  

 C'est alors qu'endormie au plus profond de moi, Salutation se réveille. Salutation m’appelle !

 J’en esquisse les premiers pas et peu à peu, les principes fondamentaux qui donnent vie à ce mouvement s’actualisent dans mon corps.

Après les exercices préliminaires, les participants partent se changer. Seuls, Maud et moi sommes encore là. Le calme, l'espace vide me permettent de stabiliser le rythme de mes rotations, du moins un court moment, car les stagiaires reviennent vite dans la salle pour essuyer les gouttes de sueur qui jonchent le sol. Ils pratiquent ce geste avec une grande attention à l’égard de ce que je suis en train de faire. Malgré cela, je me sens comme un cerf-volant à la merci du vent et mon mouvement perd de sa régularité. La danse périlleuse, entre le passage zigzagant des serpillières et les tours que j’essaye de stabiliser, m’apparaît ludique et je souris.

A la suite de ce remue-ménage, le sol reste encore humide ce qui ne permet pas à mes pieds de glisser comme ils le devraient et mon corps virevoltant cahote. Il cahote, toujours dans l’orbite silencieuse de cette spirale flottante, car elle n'a jamais cessé de vriller, me ramenant constamment dans la justesse du mouvement. 

Le sol une fois sec, mes pieds recommencent à glisser, mon corps retrouve toute sa fluidité.

Salutation se déploie.

Puisque tout est en place, Maud Robart propose aux participants de revenir, les fait asseoir discrètement à l’autre bout de la salle et invite l’un d’eux à me rejoindre, bien qu’il n’ait encore jamais vu ni pratiqué Salutation. Il s’approche avec une telle délicatesse qu’un calme plus grand se répand en moi. La présence persistante de ce tourbillon devient prégnance vivace.

Là, Maud Robart commence à chanter !

Lorsque le chant s’affirme dans l’espace, ma perception s’adapte, elle oscille entre l’onde du mouvement, l’écoute du chant, des silences… Peu à peu, le rythme, la pulsation, les vagues de sons émises par la voix de Maud incitent mes pas et mon corps à vriller plus précisément. Ma colonne s’assouplit, frémit et laisse passer une énergie qui circule au-delà de moi-même. À partir de ce moment, mon attention est inéluctablement attirée vers le point de convergence entre toutes choses devenues vibrantes. Et mon être glisse au centre même du tourbillon, dans cet unique lieu où il puisse reposer.

Le mouvement opère maintenant par lui-même.

Des sensations plus fines affleurent à ma conscience. La voix de Maud semble à présent entrer par le bas de ma colonne, véritable petite explosion dans mon sacrum, dont l’écho se faufile et remonte de vertèbre en vertèbre, jouant avec elles, avant de s’enfuir, espiègle, par ma fontanelle vers des espaces imperceptibles de silence que mes sens pénètrent à chaque nouvelle rotation. Certains de ces silences m’ouvrent à un tel abandon que mon corps, de lui-même, s’incline dans la salutation, certains font surgir de ma mémoire sensible tous les autres lieux où ce mouvement m’a déjà habité. Certains de ces silences, ensemencent mon cœur d’une manière subtile, certains me donnent une vaste impression de paix, d’autres encore portent mon âme face au vide… Mais le cycle impératif des pulsations me revient par le bas, propulse à nouveau ma colonne vertébrale dans une spirale verticale, me défie et emporte mes pieds à la limite de la chute, je tombe sans tout à fait tomber, toujours un peu plus grisé du danger à chaque fois.

À présent, je suis à la fois témoin et agent de la rencontre entre un mouvement organique et une voix. Le geste volontaire m’a abandonné, mon corps trouve sa route à l’intérieur même de la joie du chant. De bons petits rires traversent au même instant le chant de Maud et l’élan de mon mouvement en une seule onde capable de lier et faucher ces deux réalités.

Un flux de vie, sans fond, sans nom, se répand dans mon être.

J’observe simplement ce qui s’accomplit, attentif à ce que rien ne s’abîme, afin de demeurer intact dans ce modèle originel.

Salutation est devenue épouse du chant. Ils tournoient ensemble de vagues en spirales, de rires en prières, charnels et sacrés, deux serpents dans ce grand tourbillon.

À propos de Salutation

Thibaut Garcon


Petits mots

Spontanéité

J’ai toujours pensé que la spontanéité venait d’une impulsion sans structure, un mouvement d’énergie incontrôlé qui se réalise sans que l’on en soit vraiment conscient. Mais, mon expérience de la spontanéité dans le travail de Maud est tout autre : vivre la forme la plus organisée que mon corps ait jamais connue, tout en restant, là, tranquille à observer.

Laura Casinelli

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Comme le souffle

... Ces chants, hymnes à la vie, sont de même nature que le souffle qui nous anime. Comme nous ne savons d'où vient l'inspire et où retourne l'expire, de manière semblable, nous ne savons d'où ces chants viennent et où ils retournent. Nous pressentons juste qu'il y a une source mais son origine demeure mystérieuse. Alors, chanter ces hymnes, en leur offrant ce qui en nous est à la fois temporel et intemporel, c'est consentir d’en être simplement les tous petits enfants.

Juri Barone