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Le travail de Robart valorise l’exploration de la danse et du chant comme ouverture sur une vision plus vaste, de l’humain et de la créativité. Son approche de la forme, dans ces deux disciplines, élargit l’expérience du corps bien au-delà des points de vue culturels hérités qui eux le considèrent comme un outil à la disposition de l’esprit, destiné à produire des schémas de mouvements. Dans le contexte de sa recherche, le corps est une entité de relation, une interface qui relie notre conscience au monde extérieur – ce que perçoivent les sens – ainsi qu’au monde intérieur, subjectif – ce que nous ressentons dans notre corps et notre psyché. Dans la recherche de Robart, le corps est une porte ouverte sur le présent, le passé et l’avenir, sur tous les êtres vivants, sur tous les aspects de l’être humain, des plus banals au plus sacrés. Et la forme, articulée en tant que danse ou chant, est l’expression de la dynamique entre les impulsions de la conscience créatrice du sujet et les réponses qu’il donne à ces mêmes impulsions. Robart nomme élan les impulsions de la conscience créatrice. Pour elle, l’élan n’est pas seulement de l’ordre physique ou kinesthésique. Sa source est dans le cœur. L’élan est ferveur et volonté d’aller au-delà de notre condition humaine limitée, vers la liberté - il est propulsion vers l’Absolu. La danse et le chant sont simultanément appel et réponse à cet appel. L’appel représente un besoin inné de dépasser nos limites et de réaliser notre nature transcendantale. La réponse s'exprime à travers les formes éphémères que notre corps est susceptible de manifester à travers le chant et la danse.
Réaliser que la forme elle-même est l’expression de la puissance créatrice de la vie peut conduire l’individu dans un processus évolutif de sa conscience, de son identité, de son agir. Un tel changement s’accomplit dans une nouvelle perspective sur la vie et l’art. Considérer la recherche et les idées de Robart nous amène à explorer leur rapport avec des notions relatives au corps et à la perception, propres à la phénoménologie moderne.
LA PRAXIS DE L'INTERRELATION
Ce texte est basé sur une conversation enregistrée entre Robart et moi, le 6 juillet 2013, ainsi que sur ma propre expérience dans sa recherche.
La praxis de Robart nous introduit à une approche de l’art dans laquelle la danse, le chant et l’artiste lui-même ne sont pas considérés comme des phénomènes isolés mais comme des organismes* ou processus intégratifs primaires appartenant à un tout, dont les parties sont interdépendantes. Cette notion découle d'une vision du monde dans laquelle la réalité est également semblable à un organisme vivant au sein duquel aucune partie n’est plus importante qu’une autre mais où toutes, à travers leurs interactions, font éclore l’unité. Ainsi, le sujet n’est pas une entité primaire qui ne relie les choses qu’à lui-même, les dévorant dans sa singularité égotique. Au lieu de cela, les entités et les phénomènes se développent ensemble et s’enrichissent mutuellement. D’une autre façon, on peut considérer les chants et les danses comme des hologrammes qui, indépendamment de la perspective d’où on les regarde, permettent de percevoir le rendu tridimensionnel de la totalité à laquelle ils appartiennent. Ce qui met en évidence non pas la personne, le chant ou la danse, mais la matrice les contenant tous.
Selon Robart, son travail place le sujet face à l’énigme de la vie. En termes pratiques, explique-t-elle, il s’agit de l’interrelation qui existe à tous les niveaux de la vie, il n’y a pas de vie s’il n’y a pas d’interdépendance entre les choses. Elle considère le corps humain comme une entité de relation. Il nous relie à l’air, aux oiseaux, au soleil, aux autres humains et à tout ce qui l’entoure. À ce moment de notre conversation, elle a ri et évoqué un poème africain anonyme, que voici:
Un canevas et mon corps parle
Je me jette à gauche
Je me jette à droite
Je fais le poisson
L’oiseau vole
vole, vole, vole
Va, revient, passe
Monte, glisse et tombe
Je suis l’oiseau
Tout vit, tout chante et tout danse.
Un des aspects de son travail est l’entrée en intimité avec le corps pour parvenir à la conscience qu’il s’agit d’un corps de relation, car fait pour ça: en effet nous avons des sens. Les yeux voient; le nez hume; les oreilles entendent; la peau et les mains touchent le monde alentour.
Dans notre culture, nous avons tendance à tout réduire à je et à moi, mais l’interrelation n’a rien à voir avec l’individu isolé. La vision de Robart est en résonnance avec la notion japonaise d’être humain véhiculée par l’expression ningen figurée par les signes : 人間, qui inclut un premier caractère 人 (nin, hito, bito, pito, jin) pour humain, et un deuxième 間 ma (prononcé gen dans le composé). Le caractère japonais 間 ma se traduit: "parmi", "intervalle", "espace". Dans l’esthétique japonaise, il est utilisé pour décrire l’espace négatif entre les objets artistiques. Ma introduit une qualité active dans le ningen et établit la nature relationnelle et relative de l’être humain. Pour Pilgrim, ningen "contient également une connotation expérientielle: dans la relation à autrui chacun est amené à faire l’expérience de l’autre**.
Pour Robart, lorsqu’on prend conscience de l’interdépendance des êtres et des choses alors on peut, avec tout ce qui nous constitue, investir le présent, et aussi comprendre notre mission en ce monde. Pour expériencer l'interrelation, le sujet doit arriver à son « point zéro »**, là où l’ego est silencieux et où sa tendance à juger et à individualiser l’expérience cesse; c’est alors seulement que le corps peut entrer en résonance et en relation avec tout ce qui l’entoure. La pédagogie de Robart vise à amener les participants à l’intuition de l’interdépendance. Elle ne cherche pas à les convaincre à coups d’endoctrinements théoriques. La démarche de Robart n’est pas spéculative, elle est rigoureusement pratique; elle crée les conditions pour donner aux participants l’opportunité de la découverte par soi-même et permettre à leurs corps d’être des corps de relation active.
L’essence de sa praxis est ce que la personne expérimente concrètement à travers le corps. Le chant n’est pas séparé de la danse, et vice versa, car rien de ce qui se passe dans le corps n’est isolé du reste.
Le chant et la danse prennent vie à travers le corps. Cependant, l’idée qu’ils surgissent seulement du corps serait trop limitée. Le corps, en tant que champ de relation, en est le vecteur; il relie notre monde avec la source d’où ces phénomènes proviennent. En effet, ces évènements sont étroitement liés à une notion plus profonde de la vie. La praxis de Robart opère dans un contexte d’interrelations où la Sagesse s’incarne. Là, elle est le chant, elle est la danse.
Pablo Jimenez
*Un système composé de nombreuses parties qui dépendent les unes des autres et fonctionnent ensemble. Merriam-Webster Online
** Ellwood, Robert S. et Richard Pilgrim. Japanese Religion: a Cultural Perspective. Prentice-Hall, 1985.