Voix

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Remontée au mythe

La découverte par soi-même du sens simple et originel des éléments de l’art traditionnel se situe spontanément au cœur de mon itinéraire de recherche et de transmission.

Il s’agit d’une forme d’investigation libre – au sens très pur de sauvage – dédiée à la reconnaissance de ce qui est d’ordre expérimental, indépendante de toute idéologie laïque ou religieuse. Déterminée par la nécessité intérieure, cette démarche directe ne repose sur aucune méthode enregistrée à l’avance.

J’emploie le mot très générique de « recherche » pour définir ce chemin parcouru. Mais contrairement à la perspective scientifique qui tient le chercheur à distance de son objet d’étude, mon approche, elle, prend le risque d’une mise en jeu personnelle réalisée en conscience avec toutes les ressources de l’instinct, des sens, des émotions, de l’esprit. Le vécu devient alors l’axe d’une compréhension vivante, unifiée, canalisant dans un seul élan l’ardeur de vivre, d’être et de connaître.

Poétiquement, je ressens cet itinéraire comme une « remontée au mythe », hors des limites du langage, de l’espace-temps linéaire, de mon enveloppe mondaine, de mes rassurants repères.

 

Vivance de la Vie

Au départ, des idées courantes sur le vaudou reçues pêle-mêle de mon milieu familial, de la rue, des interprétations livresques officielles, voire encore la peur induite par sa réputation de sorcellerie, forgeaient bien malgré moi l’image que j’avais de ce culte. Pourtant, dès l’instant où l’écho des tambours cérémoniels me parvenait, à la seule réaction de mon corps d’enfant, j’avais déjà là, obscurément, l’impression de quelque chose qui ne se laisse pas réduire à des représentations figées. Plus tard, ce ressentit fut sans doute à la base d’un véritable intérêt qui se renforçait à mesure que le champ que j’avais choisi d’explorer se complexifiait.

La confrontation avec le vaudou populaire d’Haïti fut décisive. Elle bousculait mes préjugés, ébranlait mes certitudes, révélait une forme d’art religieux dotée d’une singulière disposition à transmettre le sens du vivant. Aucune notion particulière ne court-circuitait cette perception. Elle venait naturellement de l’expérience, d’une qualité de présence. Dans cet univers multiforme, je trouvais peu à peu des pistes, j’apprenais à cibler les moyens pratiques qui répondaient au mieux à ma motivation initiale. Les chants et certains types de mouvements comme le yanvalou, furent, par leur efficiente subtilité, mes plus précieux auxiliaires, ils m’entraînaient dans une quête expérimentale aimantée par l’inconnu. Je me trouvais exposée à l’imminence d’un contact direct avec la réalité vibrante, profonde, que ces rituels chantés et dansés du vaudou font surgir, tel un appel des profondeurs.

À l’image de la grande vie elle-même, l’ordre et le chaos, la grandeur, la beauté, le décadent c’est-à-dire le meilleur et le pire, voisinent de façon baroque dans le vaudou afro haïtien. Cette mixité déconcertante peut provoquer suspicion et inquiétude. Elle est en partie aussi due aux aléas qui ont frappé la trame de son histoire empreinte de persécution, de clandestinité. En dépit des épreuves traversées, dans son noyau le plus pur, là où se réalise le dépassement des discordances, ce culte a su conserver les caractéristiques premières d’une forme ancienne de religiosité dont l’aptitude est de nous ramener, dans des expériences unitives, à la dimension originaire de l’existence, dans la vivance de la vie.

Ainsi, pour celui qui sait voir sensiblement la lumière intérieure des phénomènes, le vaudou demeure toujours un art antique de célébrer la puissance originelle de vie. Il interpelle ce quelque chose en nous, qui venant de la vie elle-même, palpite et constamment veut jaillir : la vibration de la joie, le ravissement d’exister, l’état de spontanéité, la conscience-sensation d’entrer en intimité avec les secrets de l’univers, l’étonnement… en sont les expressions les plus fines, mettant en jeu, simultanément, dans l’ordre du vital et du spirituel l’origine et les finalités de l’existence humaine.

 

Transmission – Transposition

L’adhésion spontanée à l’intelligence du Vivant participe du fond d’éternité animant les plus authentiques expressions du traditionnel. Le sens vécu de cette expérience n’appartient à aucune tradition en propre. Il amène le pressentiment de cela qui se joue dans le champ relatif du traditionnel, et de cela qui, dépassant l’ordre du culturel et de l’éphémère, nous relie au cœur immortel de la Tradition.

Quelle est la meilleure manière de partager tout cela?

Comment actualiser dans le vécu de jeunes chercheurs – guidés par l'intuition et animés de la même disposition intérieure à découvrir les choses par soi-même – ce potentiel universel capable d’éclairer le sens profond de l’acte artistique et de son rapport à la Vie?

Ma recherche n’est donc pas tournée vers le passé. J’entrevois l’apport, dans l’éducation continue de l’artiste, d’une approche articulé sur la possibilité d’une immersion dans ce qui s’apprend directement de la vie comme source de questionnements, de découvertes personnelles et servant de socle au développement d’une conscience artistique libre et indépendante.

Je ne vis plus en Haïti. Ici, sur la scène européenne, un grand engouement pour le chant traditionnel et un degré réel d’ouverture aux autres cultures musicales ont favorisé le bon accueil fait à ma recherche. Les moyens techniques surabondants dont dispose aujourd’hui la civilisation occidentale, lui donnent, avec ses facilités de communication et de déplacement, la possibilité d’accéder à toutes les musiques du monde et influencent aussi fortement la manière de les consommer de telle sorte que cet intérêt pour ma recherche, empreint souvent d’attrait pour l’exotisme, de fausses attentes, d’esprit d’amalgame et de dilettantisme, est allé bien souvent à l’encontre des objectifs que je poursuis.  

Ainsi au fil des années, considérant que toute transmission bénéficie ou pas d’une conjoncture favorable à la réception de cette transmission, j’ai été amenée à me demander si les problèmes que pose l’utilisation des formes artistiques appartenant à un système dans d’autres systèmes culturels étaient envisagés sous leurs aspects essentiels. Le terme « transmission », ici, renvoie évidemment à la nécessité de créer des conditions justes offrant les possibilités d’entreprendre une démarche d’approfondissement de l’art traditionnel et de rendre compte de l’essence des expériences qui s’y rattachent.

C’est pourquoi, le besoin de comprendre certains mécanismes dans les échanges interculturels est devenu légitime pour moi. Il constitue le motif des principales interrogations orientant l’application de ma recherche dans un autre contexte que celui dans lequel elle a pris naissance.

Mais voyez-vous, une telle transposition ne vient pas de la tête. Elle se construit pas à pas, par tâtonnements intuitifs. Même avec les meilleures intentions, sans une extrême lucidité sur les enjeux en cause, elle peut vite devenir une caricature de démarche traditionnelle. Des pièges, difficiles à éviter, peuvent entraver toute tentative de partage d’expériences de cet ordre. Ne pas perdre le lien avec les valeurs originelles qui les fondent. Le défi consiste, dans le même temps, à libérer mon approche pédagogique de tout ce qui pourrait n'être que des représentations affectives culturelles ou anecdotiques – les aspects anecdotiques conviennent peut-être bien aux pratiques locales du vaudou, mais elles les enferment aussi dans un certain formalisme – et à résister à l’emprise du phénomène d’occidentalisation qui influence aujourd’hui toutes les cultures traditionnelles.

Se glisser dans l'ascèse vivante du donner et du recevoir ...

 

Maud Robart